KPMG Afrique Francophone Sub-Saharienne : Interview avec Jean-Luc Ruelle

Dans cet entretien, Jean-Luc Ruelle nous parle de l’économie et du développement de la Côte d’Ivoire. Il évoque également les principales missions de KPMG en Afrique Francophone Sub-Saharienne et met en avant la nécessité de favoriser la formation et l’enseignement, le groupe ayant par ailleurs créé sa propre académie : l’Académie KPMG.

Interview avec Jean-Luc Ruelle, Senior Partner en charge de l’Afrique Francophone Sub-Saharienne chez KPMG

Jean-Luc Ruelle, Senior Partner en charge de l'Afrique Francophone Sub-Saharienne chez KPMG

Pourriez-vous nous donner votre avis sur la situation économique de la Côte d’Ivoire? Comment évaluez-vous la répercussion de la croissance?

En Côte d’Ivoire, nous avons connu plusieurs époques. Depuis l’arrivée du Président Ouattara, il y a eu d’abord un effet de rattrapage mécanique. Ça, tout le monde le sait. Après, il y a eu une croissance qui a été tirée par les infrastructures, les télécommunications et le secteur financier. La part de l’agriculture reste également conséquente dans le PIB. Votre question, c’est la question que tout le monde pose: « est-ce que cette croissance ruisselle? ». Non, elle ne ruisselle pas encore. Mais le Plan National de Développement (PND) 2016-2020 est quand même beaucoup plus inclusif que ce que l’on a observé jusqu’à présent. Il y a vraiment de gros efforts qui sont faits en matière d’industrialisation, et il y a la volonté de créer des emplois, avec des plans assez sérieux. En parallèle, on observe une véritable politique de formation professionnelle. Parce que créer des emplois, c’est bien, mais encore faut-il pouvoir trouver des gens capables d’obtenir ces emplois. Ça fait partie des lacunes que la Côte d’Ivoire est en train de combler. La Côte d’Ivoire est aussi attractive pour tout ce qui concerne l’enseignement supérieur. Je déborde un peu par rapport à votre question, mais on voit arriver – d’une manière que je considère inattendue -, de nombreuses écoles supérieures françaises, et suisses également. Ce sont des écoles d’ingénieurs et des écoles de commerce qui viennent toutes faire de la formation, dans un désordre vraiment surprenant. Mais ça montre bien qu’il y a, aujourd’hui, une volonté de former les gens, et les moyens financiers pour le faire, afin de résorber un taux de chomâge qui demeure important.

KPMG a d’ailleurs créé l’Académie KPMG.

Je pense que notre enracinement sur nos différents marchés, en particulier en Côte d’Ivoire, est certainement l’un de nos atouts. Nous connaissons extrêmement bien notre marché et nous sommes capables de discerner les opérations avant même que les propriétaires des entreprises ne soient conscients de l’intérêt que pourrait représenter telle ou telle opération financière.

Oui, tout à fait. L’Académie KPMG est une académie très intéressante parce qu’elle a un double propos. Le premier propos, c’est de s’assurer des ressources, puisqu’on recrute chaque année des jeunes BAC+4 ou BAC+5 qui ont envie de faire de l’audit, de la finance, etc. Et à un certain moment, le système d’enseignement supérieur était vraiment dégradé et insuffisant, parce qu’il y a des organisations qui produisent des gens de très bonne qualité, mais, malheureusement, à effectif trop limité. On était donc dans l’obligation d’aller chercher ces gens-là dans la diaspora, ce qui n’est pas viable. Le deuxième propos, c’était un propos plus citoyen, puisqu’il s’agissait de dire : « peut-être que l’on peut récupérer dans les produits de l’université », qui sont systématiquement écartés par les employeurs, mais on peut peut-être faire du tri là-dedans pour intégrer ces gens- là, moyennant une formation intensive de 18 mois, et en faire des gens directement opérationnels. C’était ça nos deux points d’appui. On a créé cette académie en partenariat avec le Conservatoire National des Arts et Métiers en France, et avec l’IMPHV ici. On délivre la formation, les gens sont donc dans le cursus de l’expertise, notamment en France, etc. Et on génère des ressources au premier niveau. On en délivre d’ailleurs certaines à nos clients. C’est une opération réussie. Et maintenant, on est en train d’élargir à des formations de plus courte durée, sur des thèmes particuliers, pour certains de nos clients. Donc ça pourra devenir, si on a de la chance, quelque chose qui ressemble à une université. Mais on n’a pas l’intention d’en rester là. Cette académie connaît un grand succès aujourd’hui, mais on veut élargir l’offre de formation parce que cela correspond à un vrai besoin. Tout le monde vient ici : HEC, SCP, Sciences Paris, l’Ecole Polytechnique de Lausanne, la Montpellier Business School…Tout le monde y va de son programme de formation mais la plupart ne connaissent pas le marché et ne discernent pas bien les besoins locaux. Nous pensons donc avoir une véritable carte à jouer, puisque nous connaissons les besoins du marché, et nous avons le savoir-faire nécessaire.

Comment avez-vous vu évoluer votre secteur d’activité au cours des deux dernières années? Est-ce que les entreprises sont plus demandeuses?

Le dossier de l’audit est extrêmement concurrentiel. Tous nos clients, qui sont essentiellement des clients internationaux, font une pression à la baisse, qui se relâche un peu aujourd’hui. Il y a des négociations au plan mondial pour obtenir l’audit de tel groupe ou tel groupe. Et donc il y a eu toute une période où il y avait une pression très forte sur les prix. Naturellement, tous les membres du réseau ont tassé les prix, avec, en contrepartie, l’obligation de réfléchir à la productivité effective de nos travaux. Et ça, c’est quand même une très bonne chose, parce qu’on s’est rendus compte qu’il y avait des réserves de productivité. Quand on vit dans l’opulence, on ne se refuse rien ; quand il y a de la pression, il faut se préoccuper de la productivité. Et même dans notre métier, on peut avoir de la productivité. Je prends souvent le cas d’un dossier, auquel nous avons consacré 2300 heures il y a trois ans. Nous sommes descendus à 1700 heures il y a un an, et nous y consacrons maintenant entre 1300 et 1400 heures. On a donc réduit de 45% le nombre d’heures affectées à la mission, sans prendre de risques professionnels.

Concernant les autres métiers, au niveau de la Côte d’Ivoire, on constate un véritable éveil au métier du conseil. C’est une activité un peu particulière, parce que ça a toujours existé. C’est nous qui n’étions pas encore sur ce marché. Mais les métiers du conseil, comme par exemple les conseils financiers (finances des entreprises, évaluations, fusions et acquisitions, services de transactions) sont en train d’exploser. Cela est dû à l’intérêt des nouveaux opérateurs et à l’attrait que présente la Côte d’Ivoire pour les opérateurs extérieurs. On remarque également l’attrait qu’ont les fonds d’investissement pour la Côte d’Ivoire. Il y a vraiment une demande très forte, une recherche, et c’est là que nous avons quelque chose à faire et où nous sommes en train de nous positionner par notre enracinement sur le marché : c’est sur l’identification des cibles, etc. Le métier du conseil implique aussi d’autres aspects tels que les ressources humaines, ou encore la gestion du changement. Ça se passe bien. Concernant les métiers financiers, ce sont des métiers extrêmement demandés. Et notre problème, c’est d’avoir les capacités de répondre. Mais on arrive quand même à trouver des gens et à régler ce problème.

Quel est votre avantage concurrentiel par rapport aux autres?

Je pense que notre enracinement sur nos différents marchés, en particulier en Côte d’Ivoire, est certainement l’un de nos atouts. Nous connaissons extrêmement bien notre marché et nous sommes capables de discerner les opérations avant même que les propriétaires des entreprises ne soient conscients de l’intérêt que pourrait représenter telle ou telle opération financière.

Comment ça se passe réellement, au départ? Vous connaissez les fonds d’investissements qui sont intéressés ou vous connaissez les cibles?

C’est forcément un peu des deux. On sait à quel moment un opérateur a besoin, soit de franchir une étape et de gravir une marche qui va impliquer d’autres moyens, soit de passer la main, si c’est une affaire très familiale, où il n’y a pas de futur, etc. Et on le sait quelques fois avant même que l’opérateur n’en soit conscient. On connait par ailleurs la plupart des fonds qui gravitent, chacun d’entre eux ayant un profil particulier : certains ont des orientations plutôt sectorielles, d’autres ont des orientations en termes d’enveloppe, ou encore en termes d’implications dans la gestion. C’est la rencontre de ce que l’on perçoit et de ce que pourrait filtrer un fond qui nous permet de faire émerger une affaire.

Il y a un manque de fonds et il y a beaucoup de gens qui s’y attaquent directement, sans passer par un cabinet.

À mon avis, il n’y en a pas autant que vous le pensez. Il y a peut-être quelques opérations et il y a forcément des gens qui rachètent des entreprises comme ça, mais la plupart des opérations sérieuses se font avec des cabinets comme les nôtres. On travaille également avec des banques d’affaires.

Quels sont vos grands défis? Quels facteurs entravent votre développement?

Même si mes propos pourraient laisser penser que l’on arrivait à régler ces problèmes, l’aspect ressources humaines reste un problème, notamment le recrutement des bons talents et le fait de les garder dans la société. Cela reste l’un de nos soucis. En plus, on est dans une économie extrêmement dynamique avec beaucoup de nouveaux intervenants, que ce soit des établissements financiers, des entreprises internationales, etc. Où vont-elles se servir? Dans des cabinets comme les nôtres. On est sans cesse en train de reconstituer nos équipes, car il y a une double voire une triple vitesse chez les opérateurs. Il faut pouvoir rester dans la course, et ça, ce n’est pas évident. En plus, c’est dans la logique de nos cabinets de faire circuler les ressources humaines. Les gens s’en vont, et ça n’est pas un problème, mais si vous en avez huit sur dix qui s’en vont, là cela devient problématique! On a des modes de fonctionnement qui sont ce qu’ils sont, et qui ne peuvent pas s’accommoder d’un doublement ou d’un triplement de salaire. On a eu récemment un garçon qui est parti. C’était un garçon très moyen, un manager, donc un homme qui avait cinq ou six ans de profession derrière lui. Il est parti, il a triplé son salaire en rejoignant quelqu’un à l’étranger. On ne va jamais suivre.

Pourriez-vous nous parler de votre coeur de métier?

On a trois métiers chez KPMG : l’audit, ce qu’on appelle la partie liée aux conseils financiers, c’est tout ce que je vous ai mentionné tout à l’heure, et puis la partie taxe, qui couvre la partie des conseils juridiques et fiscaux. Et ça, c’est une activité que nous n’avions pas jusqu’à il y a trois ans et que l’on a démarrée dans six pays en même temps. On a eu des vraies problématiques de recrutement. On a dû aller chercher des gens à l’extérieur. Mais ça s’est bien passé, on a bien démarré toutes ces activités. Pourquoi on ne l’avait pas fait avant? C’était lié à notre histoire, parce qu’on avait un partenariat avec un cabinet qui nous avait suivi dans nos diversifications géographiques et que l’on voulait intégrer, puis ça ne s’est pas fait. Donc à un certain moment, on a décidé d’arrêter et on a démarré cela. La partie taxe est importante, parce que c’est la première question que se pose un investisseur quand il vient ici, et sur quelque marché que ce soit. C’est seulement après qu’il va s’occuper des problèmes d’audit, des problèmes de conseils, etc. Le point d’entrée, c’est donc les taxes. Le juridique et les taxes. Ça marche. Ça marche même très bien.

On a parlé des clients privés, mais les gouvernements et les pouvoirs publics, cela correspond à quel pourcentage?

C’est une partie significative. C’est de l’ordre d’une vingtaine de pourcents. Mais ce sont des missions, en général… On a un peu de tout. On a du courant, qui n’appelle pas une très forte technicité, mais que l’on peut le faire en apportant des savoir-faire spéciaux. On a fait une mission sur la dette à l’égard du secteur privé il y a deux ou trois ans, et la manière dont on avait géré cela était extrêmement pertinente et innovante. On peut faire des missions qui paraissent courantes, mais avoir une approche innovante. C’est l’associé qui donne ce tour à l’addition. Ce sont cependant souvent des appels d’offres. Il y a encore un peu de gré à gré, mais ça tend quand même à se modérer. Ce sont des missions qui sont lourdes sur le plan financier, à cause des délais de règlement, etc.

Est-ce qu’il y a des fonds, par exemple de la Banque Mondiale, accessibles de la part de sources d’investissements?

On travaille énormément avec les bailleurs. Cela couvre toutes les activités de la Banque Mondiale, de l’AFD, de l’Union Européenne, etc. Là, il y a plusieurs niveaux. Il y a le niveau basique : c’est de l’audit de projet. C’est-à-dire, ils ont des budgets, après il faut le réaliser, et puis ils appellent un auditeur, et l’auditeur regarde si c’est conforme, si les dépenses sont éligibles par rapport aux termes de références, aux cahiers des charges, etc. C’est un travail bête et méchant qui n’a pas beaucoup d’intérêt. Mais on en fait. Par contre, chez ces bailleurs-là, il y a également beaucoup de missions qui présentent un intérêt technique et des budgets significatifs. Et c’est ça qui nous intéresse. Il y a notamment des missions avec la BAD (Banque Africaine de Développement) dans certains pays d’Afrique Centrale. La BAD peut par exemple décider de mettre en place une chambre de l’artisanat ou une chambre de commerce, et s’appuyer sur un cabinet pour assurer toute l’implémentation de l’organisation. Ou encore lorsqu’un pays décide de mettre en place un dispositif pour attirer des investisseurs étrangers, c’est une mission qui est, d’entrée, intéressante. Mais vous avez des missions qui sont communes, mais que l’on peut rendre intéressantes en faisant un effort d’innovation, sur l’approche. Peut-être que l’on est aussi plus agiles, plus inventifs, que certains de nos confrères. Pas de tous nos confrères, mais par rapport à certains, il n’y a pas de doute.

Donc, pour résumer, quels sont les vecteurs de croissance pour vous?

Le deal advisory. Clairement. C’est la partie des conseils financiers et la partie IT – tout ce qui touche au traitement de l’information, aux big datas, etc. Là, on a fait quelques transferts de gens qui étaient dans le réseau et qui sont venus en Côte d’Ivoire avec une expérience solide. Aujourd’hui il y a une demande, en Côte d’Ivoire et en Afrique, pour ce type de techniques.

Comment voyez-vous le développement de votre secteur et de KPMG à moyen terme?

Nous, on ne réinvente rien. On va continuer à faire nos métiers, en nous orientant vers ce qui nous parait être prometteur, intéressant, et générateur de marges. Il n’y aura pas, à notre niveau, de remise en cause radicale de l’exercice de ces métiers. Pourquoi? Parce qu’on est enfermés dans une grande machine, où on a tellement de problématiques à gérer, en termes de formation et de gestion des risques, que c’est très difficile de faire évoluer les choses. Par exemple, ici on a 120 personnes, je me suis souvent demandé comment je pouvais gérer les mêmes activités, triées sur un certain nombre de clients, pour ne plus avoir à gérer qu’une cinquantaine de personnes. Parce que nos coûts sont liés directement à nos effectifs : ça paraît évident, quand on est prestataire de services. Je n’ai pas la solution, et avec le mode d’organisation de notre réseau, c’est difficile à envisager. Donc ça veut dire que, la machine telle qu’elle est – la carcasse, la carrosserie, le moteur, etc. – ne va pas changer. Par contre, nous serons plus focalisés sur certains métiers et certains axes clients.

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