Industrie en Côte d’Ivoire: Jean-Marie Ackah Présente le Secteur
Quand on veut encourager la transformation, quand on veut que les investisseurs viennent réaliser, on crée des conditions dans le cadre fiscal, par rapport à la maîtrise des coûts des facteurs de production, pour que les investisseurs nationaux ou étrangers trouvent un intérêt à venir transformer ici.
Interview avec Jean-Marie Ackah, Président de SIPRA (Société Ivoirienne de Productions Animales) et Président de l’UGE (Union des Grandes Entreprises Industrielles de Côte d’Ivoire)
Pouvez-vous nous donner une évaluation du secteur industriel en Côte d’Ivoire? Quelles sont les forces et les défis du secteur?
Le secteur industriel en Côte d’Ivoire, pour moi, c’est le plus dynamique, le plus diversifié de la zone UMOA (Union Monétaire Ouest Africaine), et je dirais même de la zone CEDEAO (Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest). La Côte d’Ivoire a un tissu industriel diversifié, dynamique. C’est un tissu industriel qui s’est bâti principalement dans les années 70-80, qui a été porté par le fait que premièrement il y avait en Côte d’Ivoire un environnement politique stable qui permettait de mettre en œuvre de tels investissements, qui demandent toujours un certain temps avant d’avoir un retour, également le fait que la Côte d’Ivoire par rapport aux autres pays de la sous-région, voire de la région, offrait un niveau d’infrastructure compatible avec une activité industrielle, je pense aux routes, à l’électricité, à l’énergie, à l’efficacité portuaire, etc.
Beaucoup d’entreprises se sont installées en Côte d’Ivoire, pour profiter d’abord du marché ivoirien et voir les voisins immédiats de la Côte d’Ivoire. C’était une industrie d’abord agro-industrielle, avec la transformation de produits agricoles, café, cacao, etc. Ça a été également une industrie de biens de consommation, de substitution de biens importés par une production locale, de biens de consommation divers.
Aujourd’hui, le monde a évolué, nous sommes dans un monde d’ouverture, qui fait qu’aussi bien dans la sous-région ou au niveau intérieur, la concurrence de l’industrie ivoirienne est une concurrence planétaire. C’est des produits qui viennent d’Asie, qui viennent de partout dans le monde, avec lesquels l’industrie ivoirienne peut se retrouver en concurrence. Ce qui était moins le cas il y a 20 ou 30 ans. Certains pays de ces régions s’intéressaient peu à l’Afrique, qui paraissait des terres lointaines. Mais aujourd’hui tout le monde sait tout, et l’entreprise qui est située au fin fond de l’Asie ou de l’Amérique du Sud ou de l’Europe est capable d’exporter dans tous ces marchés. Nous sommes dans des marchés plus ouverts. Se pose alors un problème de compétitivité de l’industrie ivoirienne, pour tout ce qui concerne les biens de consommation. Donc nous devons travailler à assurer la compétitivité de l’industrie ivoirienne. Aujourd’hui, cette mondialisation est une menace mais aussi une opportunité, donc nous devons accélérer le processus de transformation de nos matières premières agricoles pour pouvoir nous aussi exporter dans le monde entier, avec davantage de valeurs ajoutée, donc nous devons accélérer ce processus, c’est le cas du café cacao, où nous avons encore un taux de transformation relativement faible, et sur lesquels nous sommes premier producteur mondial. C’est le cas de la noix de cajou, etc.
En même temps la Côte d’Ivoire a toutes les chances de renforcer son tissu industriel parce qu’elle a toujours, même si ça s’est réduit avec les années de stagnation, cette relative avance, par ses infrastructures, par l’existence de son outil, qui font qu’elle a une longueur d’avance sur le marché de l’UMOA, sur le marché de la CDAO, qui est un marché de 300 millions d’habitants. Voilà le panorama de l’industrie ivoirienne.
La seule chose effectivement, que l’on peut souligner, c’est que c’est un tissu industriel dans lequel les entrepreneurs ivoiriens eux-mêmes sont très peu présents aujourd’hui. Je pense que les entrepreneurs ivoiriens doivent de plus en plus sortir au-delà du secteur du commerce, des services, etc., ne pas avoir peur d’affronter le secteur industriel, parce que pour l’essentiel il s’agit d’industrie, quand on parle de transformation de produits agricoles, on parle de généralement de première transformation, il s’agit d’industries d’un niveau technologique accessible.
Je pense que la Côte d’Ivoire a encore tout son potentiel industriel qu’elle doit exploiter au maximum, et je crois que c’est une vision qui est partagée par le gouvernement puisque c’est la vision de l’émergence, qui va avec davantage d’industrialisation.
Qu’est-ce qui peut être fait, on est face à une concurrence mondiale, tout le monde essaie de faire ce travail d’industrialisation. Comment va-t-on pouvoir attirer des investisseurs?
Pour moi, il faut passer à l’action. La première des choses, c’est qu’il faut créer un cadre qui soit en cohérence avec cet objectif. Quand on veut encourager la transformation, quand on veut que les investisseurs viennent réaliser, on crée des conditions dans le cadre fiscal, par rapport à la maîtrise des coûts des facteurs de production, pour que les investisseurs nationaux ou étrangers trouvent un intérêt à venir transformer ici.
Il faut qu’on ait un cadre qui favorise la création de valeur ajoutée. Je pense que c’est un angle sous lequel le gouvernement doit mettre en cohérence son action avec sa vision. On veut faire passer l’industrie de 30 à 40% du PIB, pour cela il faut qu’on ait des infrastructures à niveau en termes de qualité de prestation, l’électricité, les routes, le port, etc., beaucoup de choses sont en train d’être faites dans ce domaine, mais il y a encore des choses à faire, également il faut qu’on utilise les autres leviers qui sont les leviers de la fiscalité et autre pour encourager cette transformation. Car si ces conditions ne sont pas remplies, les investisseurs ou les opérateurs de manière générale, seront toujours attirés par tout ce qui est un retour sur investissement plus rapide, par le commerce, donc faire le négoce des matières premières, etc., plutôt que d’aller vers la transformation. Nous pensons qu’il y a un travail à poursuivre au niveau des infrastructures, il faut qu’il y ait des zones industrielles prêtes à recevoir les industries.
Il faut que l’énergie soit à niveau, donc une électricité disponible en permanence, mettre à disposition des industriels l’accès au gaz pour faire tourner les industries. Je pense que si le travail est fait à ce niveau, il n’y aura pas de raison pour que nous ne puissions pas attirer les investisseurs et susciter même des investisseurs locaux pour ces domaines. Là où il y a des niveaux de technologie pointus, pour lesquels nous n’avons pas une maîtrise, des sociétés étrangères chercheront à s’implanter pour produire localement, ou chercheront des partenariats avec des opérateurs locaux pour développer des industries localement.
Nous avons une avance en termes d’infrastructures industrielles, et nous avons tout à gagner en les exploitant rapidement pour profiter de notre union économique au sein de la CDAO et pour soutenir tout ce développement industriel de la Côte d’Ivoire.
Prenons le cas concret de la SIPRA que vous connaissez bien. Elle fait ce travail au niveau agro-alimentaire. Qu’est-ce qui fait que vous avez réussi à industrialiser ce secteur?
Je pense qu’il nous faut avoir une vision à long terme. En ce qui nous concerne, nous sommes dans un secteur très capitalistique. Chaque fois que nous décidons, ou le marché nous amène à augmenter notre production, c’est systématiquement des investissements supplémentaires que à qui nous devons faire appel pour accroître les capacités sur l’ensemble de la filière, d’amont jusqu’en aval. Il faut s’inscrire dans une vision à long terme. C’est une question de culture d’entreprise qu’il faut développer, nous savons que quand nous nous engageons dans un projet industriel, nous n’attendons pas un retour sur investissement dans un an ou deux. Nous savons que nous devons jouer sur le long terme.
Il faut avoir de bons appuis financiers.
Oui, et pour cela il faut développer une crédibilité totale. Je pense que celle-ci se développe par rapport à un certain niveau de savoir-faire technique de métier, il faut acquérir le métier, ne pas simplement être un investisseur qui investit dans une unité de production, mais connaître le métier au sens industriel du mot. Il faut avoir une maîtrise du métier. Je pense que c’est important pour développer cette crédibilité.
Et puis il faut gérer ces entreprises selon les standards internationaux. La gestion d’une entreprise industrielle, ici ou ailleurs dans le monde, demande une maîtrise des coûts de revient et une certaine comptabilité analytique pour bien connaître ces coûts. Il faut satisfaire à ces conditions de gestion industrielle. Je pense que beaucoup de personnes ont le niveau technique pour acquérir cette connaissance de métier, ou techniquement ont le niveau de formation pour mettre en place une gestion de production répondant aux normes internationales. C’est essentiellement une question de culture que nous devons continuer à travailler. Nous sommes de jeunes nations, on n’a pas une culture industrielle, on n’a pas de modèle industriel qui se soit encore bâti de génération en génération. C’est quelque chose qu’il faut développer.
Je pense que nous en avons le potentiel et il faut également mettre l’accent sur la formation des équipes de collaborateurs, parce qu’en industrie, il faut des compétences techniques, il faut accepter d’avoir des ouvriers qui soient efficaces. Pour cela, il faut qu’il y ait un système de formation de base qui soit efficace. En Côte d’Ivoire, nous avons un niveau de formation technique et professionnel très bons, permettant aux industries de trouver des collaborateurs compétents dans tous les métiers: mécanique, électricité, électromécanique, etc. C’est un pilier important du développement industriel sur lequel nous avons malheureusement perdu un peu avec les années de crise, mais que nous devons nécessairement renforcer au niveau national. Pour mettre en cohérence la vision industrielle de la Côte d’Ivoire avec l’ensemble de la politique, il faut vraiment renforcer notre tissu de formation technique et professionnel.
Il appartient aux entrepreneurs qui veulent mener des activités industrielles de s’impliquer en terme de formation continue, dans la mise à niveau de leur personnel pour conserver le savoir-faire métier qui est indispensable pour mener une activité industrielle.
Quelles sont vos projections à moyen terme, dans 2 ou 3 ans?
Nous pensons que nous sommes sur un secteur d’activité globalement porteur, parce que ce qui caractérise nos pays également, c’est un accroissement démographique important. C’est une urbanisation forte, les gens vivent de plus en plus dans les villes, ce qui amène des changements d’habitudes alimentaires, des besoins alimentaires importants, donc nous pensons que nous sommes sur un secteur porteur.
Quand on veut encourager la transformation, quand on veut que les investisseurs viennent réaliser, on crée des conditions dans le cadre fiscal, par rapport à la maîtrise des coûts des facteurs de production, pour que les investisseurs nationaux ou étrangers trouvent un intérêt à venir transformer ici.
Si nous sommes en mesure de tenir le rythme, nous devons être capables d’avoir une entreprise qui double de taille tous les 4 ans. Mais au-delà de la taille, nous savons qu’aujourd’hui nous ne sommes pas encore en termes de productivité, aux standards internationaux. Nous sommes dans un processus de mise à niveau et dans 5 ans nous devons être capables de nous rapprocher des standards internationaux des pays de référence mondiale en ce qui concerne notre secteur d’activité. Ça demande un programme d’investissements lourd, parce que c’est de l’agro-industrie aujourd’hui, dans le secteur de l’élevage, c’est des investissements, pour se mettre à niveau, c’est des infrastructures au niveau de ce qui se fait aux Etats-Unis ou dans les autres grands pays du monde, ça demande aussi qu’il y ait dans le pays un accompagnement financier des banques à la hauteur pour mener ce type de programme de développement dans le secteur agro-industriel.
Etes-vous ouverts à des partenaires qui pourraient venir à moyen terme ou entrer dans le capital?
On a déjà franchi ce pas. Justement nous avons des partenaires qui sont en cohérence avec notre vision pour nous accompagner. Nous avons des partenaires de référence en termes financiers et en termes d’ouverture au monde. Parce que nous cherchons également des partenaires qui nous permettent d’être au contact du monde, et de challenger en permanence par rapport au monde. Nous avons comme partenaire, le groupe de la Banque Mondiale avec la SFI, qui participe au développement de la SIPRA.
Nous avons compris depuis plus d’une dizaine d’années, que l’objectif n’est pas de rester seul pour grandir. Nous n’avons pas hésité à nous ouvrir en capital, à des partenaires extérieurs, en prenant soin d’identifier à chaque fois ce que le partenaire peut nous apporter, et nous assurer que ce soit en cohérence avec nos attentes.